L’interview de Matani Kainuku - Président du Jury du Heiva i Tahiti 2025 - Part I
C’est avec beaucoup d’excitation – et une douce nostalgie – que nous avons retrouvé Matani autour d’un café lait de coco, face au lagon sur la terrace du Royal Tahitien.
Pour certains membres de l'équipe, il incarne un pan de notre enfance : nos premières rencontres avec la culture polynésienne, entre école et centre aéré.
Nous l’avons vu évoluer de loin, et lui nous a vues grandir.
Aujourd’hui, son chemin a pris de l’ampleur.
Inspecteur de l’Éducation d’un côté, président du jury du Heiva 2025 de l’autre – élu par les chefs de groupe – il nous inspire lorsqu’il partage son parcours.
Photo Nani Travels
Il revient sur la création du groupe Nonahere en 2004, qui dès 2005 participe au Heiva : une 2e place dès la première année, puis la 1ère place pendant quatre années consécutives.
C’est en intégrant le jury du Heiva que Matani commence à se poser de vraies questions :
Comment accompagner les artistes avec des processus plus fluides ?
Comment transmettre le ‘Ori, non seulement comme une danse, mais comme un savoir-être et un savoir-faire aux encadrants du monde entier ?
Il imagine alors des séminaires au Conservatoire, des invitations pour que les troupes étrangères viennent apprendre à la source, ici à Tahiti.
Et les résultats sont là : des danseurs passionnés aux quatre coins du monde – du Japon au Mexique, des États-Unis à la France – qui portent haut le ‘Ori Tahiti.
Son rôle dans l’Éducation se tisse naturellement avec sa mission culturelle.
Il œuvre pour que les langues et pratiques polynésiennes infusent les écoles.
Mais ce n’est pas facile : parler le reo Tahiti reste un défi pour beaucoup.
Pour Matani, tout commence par la langue.
Que ce soit à l’école, à la maison, ou dans les troupes de danse : il faut apprendre à parler, ne serait-ce qu’un peu.
« Parler, c’est faire vivre. C’est raviver une mémoire, nourrir des racines et faire grandir un tronc solide pour y voir fleurir de nouvelles branches. »
La danse exprime la culture.
Mais pour penser la danse, il faut comprendre la langue.
Pour Matani, ce sont les chants qui lui ont ouvert cette porte.
En chantant, il a appris non seulement des mots, mais aussi une autre manière de voir le monde.
Bien sur, on n’oublie pas que l’histoire de la Polynésie est marquée par des blessures dont l’interdiction du Reo pendant presque 100 ans..
Une génération entière traumatisée. Vivant entre la honte de mal prononcer des mots, ou encore dans la peur de recevoir des coups de règle à l’école.
Mais aujourd’hui, Matani choisit une posture d’unité.
“Il faut vivre avec son temps afin que tous polynésiens puissent s'adapter” dit il.
Il nous invite à être fiers de nos deux cultures – et parfois plus – qui composent la Polynésie française.
Elles peuvent s’enrichir mutuellement.
Et la danse devient ce pont entre elles.
Quelle chance d’assister à cette rencontre, à cette entraide entre deux langues, deux visions du monde, deux mémoires.
Danser, c’est honorer cet héritage.
C’est penser la culture, et être fier de qui l’on est.
Photo by Hine Magazine : Nonahere
Alexandrine se questionne : Les chants, les dansent étaient principalement les moyens de transmettre de partager, d’apprendre. Aujourd’hui, quelle est la véritable place du Ori dans l’éducation ?
Quelle responsabilité portent les écoles, les enseignants, l’institution, pour faire vivre cette culture, cette langue, cette danse ?
Le 'Ori Tahiti... un langage du corps ancestral, qui remonte à plus de 1 000 ans. Difficile à dater avec précision dans une culture où la transmission est orale, mais sa présence est attestée depuis toujours dans les rites, les prières, les chants, les to'ere et les tambours qui accompagnaient les grandes étapes de la vie. C'est une langue sans mots, où tout s’exprime avec les hanches, les mains, les pieds ancrés dans la terre, et les regards porteurs de joie, de tristesse ou de puissance.
"Bien avant que les mots ne se posent sur le papier, les Polynésiens dansaient. Ils dansaient pour dire l’amour, la guerre, la naissance, la mer. Leurs corps sculptaient le vent, leurs mains dessinaient les étoiles, et leurs hanches racontaient les battements d’un peuple insulaire. Ils dansaient pour célébrer, ils dansaient pour partager. Les mouvements de mains, les regards, la posture des pieds ancrés sur le sol étaient primordiaux. Le 'ori Tahiti était dansé pour transmettre un mana particulier, une connexion sacrée entre les éléments, souvent dédiée aux chefs.”
Au XIXe siècle, les missionnaires chrétiens jugèrent cette danse trop sensuelle, provocante, païenne — et comme beaucoup d'autres aspects de la culture polynésienne, ils l’interdirent. Mais l'art du mouvement survécut, discrètement, dans les foyers, à travers les générations.
Matani nous rappelle que le 'Ori Tahiti, comme le reo, rayonne fortement l — notamment grâce à la visibilité de Tahiti. Mais la Polynésie ne se résume pas à Tahiti.
La véritable richesse de nos îles, ce sont aussi les autres archipels : les Marquises et leur Mata’iva, les Australes et leurs festivals qui grandissent, et les Tuamotu que Matani espère voir se réapproprier aussi leurs traditions festives.
Pour lui, chaque archipel doit continuer à œuvrer à sa manière, afin de préserver sa langue, ses gestes, sa voix.
Pour en revenir a la question d’Alexandrine, il nous apprend qu’en 2024, un pôle Langues, Plurilinguisme et Culture a été créé dans l'Éducation.
Pourquoi "plurilinguisme" ? Parce qu’on reconnaît aujourd’hui que la diversité linguistique est une force, qu’elle aide les élèves à mieux réussir, mieux s’exprimer.
Ce pôle impulse de nombreuses actions :
la création d’un “Himene Tumu” pour les jeunes,
le “Heiva Taure’a”, un projet pédagogique où les élèves créent leur propre Heiva — de la chorégraphie aux costumes, des chants à la mise en scène.
la valorisation des jeux traditionnels, de l’ ‘Ōrero, des activités artisanales ou culinaires dans les filières dédiées.
Certaines classes bénéficient même d’horaires aménagés pour favoriser l’apprentissage du chant et de la danse, en collaboration avec le Conservatoire — dès l’école primaire, jusqu’au collège et lycée.
L’évolution est immense :
Aujourd’hui, on peut devenir professeur de reo avec un CAPES équivalent à celui de lettres modernes.
Un symbole fort de reconnaissance, une vraie égalité entre les langues, un message inspirant pour les élèves, qui voient leurs enseignants naviguer avec aisance entre deux cultures.
Mais alors, qu’en est-il des moyens ? Y a-t-il un budget réel alloué à cette culture dans les écoles ?
Malheureusement, peu importe le gouvernement en place, les sorties culturelles restent difficiles à organiser, souvent autofinancées par les familles, les enseignants, les ventes de gâteaux ou les dons. Tout repose encore beaucoup sur la bonne volonté, la passion des enseignants, qui s’investissent au-delà de leurs heures pour transmettre ce qui les fait vibrer.
Et pourtant, les choses avancent.
La réouverture du pôle Plurilinguisme et Langues marque un tournant important :
On investit désormais dans la formation des adultes, pour qu’ils puissent ensuite transmettre avec justesse et passion.
Des immersions sont organisées pour les enseignants qui ont peur de parler le “reo” — peur des fautes, de leur accent, de ne pas être "légitimes".
Ces immersions ont lieu dans des lieux porteurs de mana, comme à Fare Hape à Papeno’o, où beauté, histoire et spiritualité se rencontrent.
C’est un passage fort, essentiel : retrouver confiance, réconcilier le corps, la langue et la terre, pour pouvoir ensuite transmettre aux enfants.
Photo Facebook Nonahere
On a quand même une chance incroyable en Polynésie : celle de pouvoir encore entendre, ici et là, du “reo” et l’opportunité de le parler. On sait tous dire au moins "Ia Ora Na" et "Māuruuru", et ça, il faut continuer à le faire vibrer.
Il y a toujours un moyen de parler cette langue. Mais l’envie doit venir aussi des éducateurs, dans l’éducation, le tourisme, le sport… Prendre le réflexe de glisser quelques mots, quelques phrases en tahitien. Ne plus avoir peur. Ce sentiment de peur ou de honte est encore bien ancré chez certains, mais il faut dédramatiser l’usage des deux langues, apprendre à les utiliser avec fierté et respect.
Si on est fiers de parler nos deux langues, alors le reo ne fait plus peur. Il devient une richesse, un pont entre nos mondes.
L’objectif, ce n’est pas d’entrer dans un débat politique, mais de reconnaître une identité partagée. On ne peut pas réécrire l’histoire, ni changer notre généalogie ou les choix de nos “Tupuna”. Mais on peut choisir d’être fiers de ce qu’on porte aujourd’hui. D’habiter pleinement nos deux langues. Et de transmettre ça, sans jugement, à ceux qui aiment cette culture, qu’ils soient popa’a, mexicains, japonais… ou d’ailleurs.
Matani porte plusieurs casquettes : Entre Culture & Education
Alors on a voulu poser la question à Matani : qu’est-ce qui définit vraiment la culture polynésienne, ce qu’on ne retrouve nulle part ailleurs ?
Pour lui — et pour nous aussi — la réponse est claire : la vie communautaire.
La famille, petite ou immense — parce que oui, ici, les feti’i peuvent être très étendus —, crée autour de toi un réseau d’amour et de soutien. Cette cohésion, cette force, c’est ce qui te permet d’avancer.
C’est un peu ce qui se passe lors du Heiva. Au Heiva, les danseurs deviennent frères et sœurs. Il y a une entraide profonde, comme si on avait toujours vécu ensemble. Le chef de groupe devient un parent, les aides, tes taties et tontons… Il y a dans cette communauté quelque chose de puissant, presque sacré. Comme un village en mouvement. Le Heiva est une synergie.
Et on rit aussi en pensant à notre rapport au temps. Dire "à tout à l’heure" peut vouloir dire… dans cinq minutes ou dans deux jours ! Nos bus arrivent quand ils arrivent. C’est culturel. Et promouvoir la culture polynésienne, c’est aussi proposer une autre manière d’habiter le temps, l’espace, et le monde.
Être fier de qui on est, c’est aussi ça : comprendre ses racines. La langue. Les activités culturelles. Et cette manière unique d’être, propre à nos îles.
“Ia Ora Na”, on l’entend à chaque coin de rue, peu importe comment vous êtes habillé, quelle voiture vous conduisez. Cette proximité avec les gens est palpable. Le “vousvoiement” est ici presque perçu comme une insulte.
Toutes ces façons de voir, de sentir et de vivre composent ce qu’on appelle aussi le Mana.
Matani nous partage sa vision du Mana. Et à mesure qu’il parle, on sent ses mots nous traverser…
"Imaginez qu’on crée une couronne de fleurs ensemble. Chacun cueille une fleur, chaque fleur a grandi avec le soleil, l’eau, l’énergie de celui ou celle qui l’a choisie. Puis, on les rassemble autour d’une table. On les relie par un fil invisible. Ce fil, c’est le Mana. Ce lien, qu’on ne voit pas mais qu’on ressent profondément. Dans une famille, dans une troupe de danseurs, chaque fleur, c’est chacun d’entre nous. Et quand on offre un collier de fleurs ou de coquillages à quelqu’un, c’est comme lui dire : ‘Tu appartiens à notre groupe. Tu es relié à notre énergie commune.”
Nous restons un instant silencieuses, un peu rêveuses, touchées par cette image... et profondément reconnaissantes d’en faire partie…