L’interview de Matani Kainuku - Président du Jury du Heiva i Tahiti 2025 - Part II

Matani, en tant que président du jury du Heiva 2025, a naturellement éveillé en nous de nombreuses questions autour de cette célébration si centrale dans la vie culturelle polynésienne.

Déjà… d’où vient le Heiva ? Qu’est-ce que c’est exactement ?

Pour un peu de contexte historique : le Heiva de juillet s’inspire initialement des fêtes du Tiurai, elles-mêmes calquées sur la célébration française du 14 juillet, fête nationale commémorant la prise de la Bastille. En 1881, une fusion entre ces fêtes françaises et une volonté de célébrer la culture du territoire voit le jour, donnant naissance à un événement festif mêlant danses, chants et sports traditionnels.

Matani sourit en nous disant :

“Je ne pense pas que les Tahitiens d’autrefois dansaient en quadrillage comme les militaires... C’est clairement une influence française. La plupart des peuples autochtones dans le monde dansent en cercle, souvent autour d’un feu, pour célébrer la vie, la mort, l’abondance…”

Dans les années 1980, le président Gaston Flosse réintroduit officiellement le mot Heiva pour désigner cette célébration. Mais grâce au voyage des mots et à la mémoire portée par la langue, on comprend vite que ce terme est bien plus ancien. On en retrouve la trace dès les années 1819, interdit aux côtés du Hīmene et du 'Ori Tahiti dans le fameux Code Pomare.

La danse traditionnelle elle-même soulève de nombreuses interrogations : qu’est-ce qui est vraiment “traditionnel” ? L’arrivée des marins, des missionnaires, des cultures étrangères a forcément influencé les formes d’expression locales.

Prenons le Hivinau, par exemple — il aurait été dansé autour des mâts d’un voilier européen, plutôt que d’une pirogue polynésienne. Le Pā’ō’ā, quant à lui, aurait accompagné la fabrication du tapa, ou encore rythmé le lavage du linge, voire certains rituels de mariage. Ces pratiques sont encore sujettes à interprétation et nourrissent aujourd’hui les réflexions et les recherches de ceux qui cherchent à honorer les racines tout en vivant le présent.

Fête du Tiurai

Aujourd’hui, le Heiva est un acte d’amour vibrant envers la culture mā’ohi. C'est une ode à la culture polynésienne.

Chaque groupe qui monte sur scène a passé des mois, parfois des années entière, à créer une œuvre complète et profondément enracinée :

  • Un thème souvent inspiré d’une légende ou d’un fait historique

  • Des costumes fabriqués à la main, à partir de matières naturelles

  • Des chorégraphies puissantes, codées et riches de sens

  • Des chants en tahitien, porteurs de messages, identitaires ou spirituels

Le Heiva dépasse les frontières de Tahiti. Il inspire aujourd’hui des écoles de danse dans le monde entier, des États-Unis au Japon, et continue de faire rayonner cette culture grâce à des figures emblématiques comme Matani Kainuku mais aussi Makau Foster ou encore Tiare Trompette.

Le jury du Heiva, dont Matani est président, se compose de 9 membres répartis comme suit :

  • 4 experts en 'Ori Tahiti (danse traditionnelle)

  • 3 experts en Hīmene Tumu (chants traditionnels)

  • 1 expert en musique et chant

  • 1 expert en Reo Tahiti (langues et culture polynésienne)

Matani en tant que président du jury 2025

L’organisation du Heiva : un véritable défi

L’organisation du Heiva est un véritable casse-tête pour les groupes, à commencer par… les espaces de répétition.
Alors que les disciplines sportives disposent d’infrastructures dédiées, la danse — qui peut rassembler jusqu’à 200 personnes — peine à trouver sa place. Il faut souvent négocier pour obtenir un lieu, parfois improviser sur une pelouse ou un parking.

Les danseurs se munissent de genouillères et de chaussures en caoutchouc pour se protéger des récifs, du goudron ou des terrains pleins d’épines.
Ils répètent souvent sous la lumière des lampadaires, essayant tant bien que mal de trouver leur place sur la scène mythique de To’ata pour le jour J.

Et lorsqu’il pleut, pas d’alternative que de danser sous la pluie ou de reporter les peu de séance de répétition pour le lendemain. Aujourd’hui, les riverains se plaignent du bruit des to’ere qui résonnent chaque soir. Des nuisances qui font l'identité même du peuple polynésien.

Et pourtant, ce sont ces mêmes sons qui font vibrer toute la population pendant les semaines du Heiva.

Répétition Tamariki Poerani au Lycée Diadème.

Matani comprend bien ces difficultés : il a lui-même été chef de groupe, et a dû chercher des espaces pour faire répéter Nonahere.

Un chef de groupe commence à penser à sa participation deux ans à l’avance. Il devient alors comptable, car participer au Heiva peut coûter entre 2 et 10 millions de F CFP, selon la taille de la troupe, le niveau de détail des costumes et les décors, qui représentent souvent le poste de dépense le plus important.

Face à cela, les troupes font preuve d’une immense créativité :

  • Ventes de plats

  • Tamure marathons

  • Cotisations mensuelles

  • Événements de levée de fonds

  • Prestations dans les hôtels

  • Recherche de sponsors…


Tout est mis en œuvre pour réunir les fonds nécessaires.

Et ce n’est pas tout : le chef de groupe devient aussi costumier, chorégraphe, auteur-compositeur, psychologue, RH… voire docteur.

Mais pour Matani, la motivation n’est pas financière.

"Mes objectis sont : Préserver. Transmettre. Et protéger la culture."

Une motivation qu’il partage avec d’autres chefs de groupe. Car la culture évolue. C’est un processus vivant, dynamique. En art, ce que l’on crée appartient déjà au passé, et il faut l’accepter.

La musique polynésienne aussi a évolué. Elle porte des influences diverses — américaines d’après-guerre, africaines dans ses rythmes — qui montrent à quel point cette culture s’est enrichie en chemin. Pour Matani, cette recherche est passionnante. Elle nous aide à comprendre d’où l’on vient, ce qui nous a influencés, et comment nous avons grandi. C’est une renaissance culturelle.

Étudier l’histoire, c’est aussi re-questionner la notion même de “tradition”. Chacun en a sa définition. Aujourd’hui, le Heiva est l’interprétation vivante de toutes les personnes qui le composent — qui elles-mêmes ont appris de quelqu’un, avec des vérités, des idées reçues, des visions.

Et c’est justement ce brassage de savoirs et d’histoires qui crée la grande histoire de ce Heiva.

Photo : Tahiti Tourisme

Chacun des membres de la troupe s’investit profondément : 

  • Plusieurs répétitions par semaine

  • Souvent en soirée, ou durant les week-end au détriment de la vie familiale

  • Une expérience exigeante mais incroyablement formatrice

L’enthousiasme du début cède parfois à la fatigue, et certains abandonnent. Mais les plus passionnés tiennent bon.

Parmi eux : des vétérans du Heiva, mais aussi des novices, ainsi que des danseurs venus du monde entier — Mexique, Japon, Aotearoa, Hawaii — tous attirés par l’appel puissant du 'Ori Tahiti.
Ils viennent vivre cette aventure unique, au cœur du fenua.

Alexandrine et Ranihei, de la team Nani, font partie de deux groupes du Heiva. Elles nous ont partagé comment elles s’organisent pour pouvoir suivre les répétitions tout en continuant leur travail, et en restant présentes pour leurs familles. 
Ils n’ont rien à “gagner” — si ce n’est l’honneur de danser, de transmettre, et de vivre cette culture.

Alexandrine nous partages :

Participer au Heiva, ce n’est pas une décision qu’on prend à la légère.

Ce sont des mois de sacrifices, de répétitions, de dévotion. Et ce n’est pas juste toi qui t’engages, c’est toute ta famille.
Souvent, ce sont les femmes qui entraînent leur conjoint dans l’aventure. C’est mon cas — et pour moi, c’est un rêve qui se réalise.

Notre quotidien est bien calé : après le travail, je récupère mon fils, je lui prépare un bon dîner… et souvent, il m’accompagne aux répétitions.
S’il pouvait, il viendrait chaque soir. Il y a d’autres enfants, des jeux, des rires, le son des to’ere, des ukulele, des voix.
Il y a la vie. Il y a la communauté.

Mais c’est trop intense pour lui tous les soirs. Alors parfois, une nounou ou mon frère prend le relais.

Le Heiva, ce n’est pas une soirée. Ce n’est pas juste un concours.
C’est des mois de construction invisible.
Des répétitions dans le noir.
Une organisation de tous les instants.
Des liens profonds. Une cohésion qui ne se décrit pas — elle se vit.

Et c’est aussi ce qui m’a poussée à fonder Nani Travels.

Parce que ce que je veux transmettre, ce n’est pas seulement la beauté de la Polynésie en photo.
C’est
la vérité de ce que nous sommes, la chaleur d’un moment partagé, la richesse d’un héritage vécu."

Alexandrine lors d’une répétition avec la troupe Tamariki Poerani de

Makau Foster

Pour Ranihei participer au Heiva 2025, c’est pour moi un acte d’amour envers saa culture.


"C’est honorer mes ancêtres, vibrer au son des to’ere, ressentir notre langue, apprendre nos himene...L’année dernière, j’ai participé avec le groupe Heitoa (un groupe amateur)… et nous avions gagné.
Je m’étais dit : « Cette année, ça suffit, je me repose. »
Mais au fond de moi, l’appel est toujours là.
Pour cette année, je voulais suivre ma professeure de l’école de danse Atoroirai, Tauhere Sandford, une femme qui m’inspire profondément et qui m’a donné envie de la suivre. Elle nous fait souvent rappelé qu’un groupe de danse, ce n’est pas qu’un spectacle — c’est aussi une famille, un tahoe, un lien fort et sincère.

Mis à part le Heiva à Bora Bora (qui reste mon préféré), j’aime quand les enfants peuvent rester près de nous, écouter le son des to’ere et prendre exemple… c’est ça aussi, le Heiva. Et c’est ce que Tauhere Sandford nous donne : cette possibilité unique de vivre la culture en famille.


En tant que maman de 4 tamaroa, ce n’est pas toujours facile.
Il y a les répétitions (4à5x par semaine), mais aussi la préparation des costumes. J’aime lorsque je les fais moi-même, car c’est une opportunité pour moi d’apprendre à le faire. C'est aussi un savoir qui se perd...
Je prends le temps. La journée, je travaille jusqu'à 17h
et à partir de 18h, je suis à la répétition avec le groupe et mes enfants,
qui sont assis sur un peue et qui jouent eux-mêmes avec les autres enfants des danseurs. Ils mangent à la répétition, on rentre, on se douche, ensuite ils dorment,
et j’enchaîne avec les costumes…

Je le fais avec cœur, parce que c’est plus qu’une danse, c’est une vie que l’on trouve qu’une fois par an. C'est la fierté d’être Mā’ohi.”

Et demain ?

Quand on demande à Matani : "Quel serait ton rêve pour le Heiva de demain ?", il répond sans hésiter :

“Je ne veux pas le contrôler.
Mais j’aimerais que de plus en plus de gens s’approprient leur langue.
Que l’on parle le reo avant, pendant, et après le Heiva.
Que la langue vive.
Car elle nous ressemble,
Et elle nous rassemble.”

Pour lui, la créativité ne peut ni se forcer, ni se cadrer. Elle appartient à chacun, à chaque groupe. Le Heiva doit rester un espace de liberté, d’élan collectif.
Un lieu où l’on crée ensemble, plutôt que d’être contraints.

Il faut préserver cette part d’inconnu. Cette magie du lendemain.

On sort de ce moment passé avec Matani le coeur léger, le soleil brille, la montagne est splendide, les couleurs sont vive, et on est reconnaissante de faire partis de cette magnifique culture polynésienne…

Suivant
Suivant

L’interview de Matani Kainuku - Président du Jury du Heiva i Tahiti 2025 - Part I